Si l’on doit s’exprimer de manière critique sur la nouvelle épreuve du grand oral, c’est d’abord pour essayer de dissiper un large malentendu sur les critiques qu’elle suscite. Son rejet par les enseignants ne doit pas seulement être perçu comme celui de la communication interne insupportable qui aura accompagné son avènement pour la session 2021 du Bac, ni des difficultés objectives qui accompagnent la préparation des lycéens dans le cadre de la crise sanitaire, ni même des dimensions ubuesques que les enseignants ont dû supporter pour leur formation professionnelle, c’est avant tout, pour des raisons intrinsèques : c’est une épreuve conçue avec une telle ineptie que je crois que les enseignants devront en demander la disparition le plus vite possible, même après avoir laissé derrière nous les conditions particulières de la crise sanitaire.
Je me propose pour le moins d’essayer de vous convaincre qu’il y a un grand danger à conserver cette pièce essentielle de la réforme du bac qui est non seulement une innovation douteuse en termes d’évaluation mais aussi un élément majeur dans la destruction de nos repères professionnels.
Pour ceux qui ne connaissent pas l’architecture de l’épreuve, je précise que le grand oral dure 20 minutes. Avant son passage devant un jury, le candidat dispose d’un temps de préparation de 20 minutes, durant lequel, il rassemble ses idées et rédige éventuellement un support (plan, carte, équations, …) qu’il remettra au jury composé de deux enseignants. D’abord sur 5 minutes en solo, le candidat présente une des deux questions que le candidat a choisi de proposer et de travailler pendant l’année. Ces 5 minutes d’exposé se font debout, et sans notes(1). Ensuite, 10 minutes de questions-réponses avec le jury sur le sujet abordé et sur les connaissances au programme liées aux deux spécialités choisies en terminale. Enfin, sont prévues 5 minutes d’échange sur son projet d’orientation.
Pour une telle épreuve, le poids dans la grille d’évaluation des trois moments du grand oral est-il proportionnel à sa part temporelle relative ou à son importance dans la formation du lycéen ? Pour le dire autrement, la grille d’évaluation distribue-t-elle la moitié des points voire plus encore sur les 10 minutes médianes de cette épreuve au prétexte que le candidat doit être interrogé sur ce qu’il a appris en spécialité. Eh bien non ! Je cite le vadémécum de l’Éducation Nationale(2) qui a été remis à chaque évaluateur le 20 mai dernier :
« L’évaluation de l’épreuve est réalisée en appréciant la prestation du candidat dans sa globalité, au regard de la grille d’évaluation indicative (annexe 1, page 7/10). Quelle que soit leur durée, les différents temps de l’épreuve n’ont pas a priori un poids différent. Les critères de la grille indiquent la diversité des éléments à analyser et à prendre en compte dans l’évaluation, mais ne correspondent pas à un barème qui serait inadapté aux finalités de l’épreuve et à la variété des prestations des candidats. Les niveaux d’appréciation de chaque critère indiqué dans la grille permettent d’expliciter ces critères. Même si, en tant que représentant de l’enseignement de spécialité sur lequel porte la question choisie ou de non spécialiste de la question, chaque membre du jury n’a pas exactement les mêmes attendus, chacun doit prendre en compte l’intégralité des critères d’évaluation. »
Un fois que vous avez pris votre respiration et repris votre esprit, vous vous demandez certainement ce que seront les attendus du jury …
« Le jury se donne pour principes
• d’utiliser toute l’échelle de notation ; un éventail de notes trop étroit neutralise largement l’effet des coefficients et dévalorise l’épreuve comme les efforts des candidats ;
• de valoriser les éléments de réussite plutôt que de pénaliser les carences ; il s’agit moins d’enlever des points pour tout ce que n’a pas dit le candidat, que de reconnaître ses compétences ;
• de valoriser les singularités perçues au cours de l’épreuve qui attestent de l’authenticité de la réflexion, de l’analyse des développements proposés : des réponses plus riches que ce qui est généralement obtenu, des idées originales et pertinentes, des structurations de réponses particulièrement appropriées, des maîtrises de savoirs très expertes, etc. »
Nous avons enfin, une fiche d’évaluation moderne, globalement assez classique, mais qui contient une grille d’évaluation synthétique et originale pour cette épreuve de bac, c’est un peu la cerise sur le gâteau. Elle a la forme d’un pentagone qui contient une sorte de Cobb web. Pour les initiés à l’évaluation des cadres, cela peut rappeler quelque chose et faire sourire, mais pour la plupart de nos collègues, heureusement épargnés de cette familiarité, cela pourra paraître pratique voire anodin…Sauf à lire le commentaire placé ci-contre, je vous conseille par avance de vous pincer très fort : « En fonction de l’évaluation du critère(3), ajouter un point sur chacun des cinq axes. Tracer des lignes entre les points voisins afin de visualiser le profil du candidat et d’envisager une note. Il est ainsi possible de comparer les évaluations au sein du binôme d’examinateurs voire de comparer deux candidats. La note attribuée ne résulte pas d’un calcul arithmétique où chaque critère aurait le même poids. Le niveau d’appréciation d’un critère ne correspond pas non plus à un barème. »
Dans cette époque où la bienveillance et la confiance de notre management sont si prégnantes, je ne peux comprendre que tous les fonctionnaires de notre ministère accompagnent avec tant de zèle une épreuve qui concentre autant de malfaçons, nous avons un devoir plus grand que d’obéir c’est de s’interroger sur ce que nous mettons en œuvre avec ce « grand O »(4) .
Analyser cette épreuve commence par se demander à quoi sert-elle ? Améliorer la pratique orale de nos élèves, nous a-t-on dit ? Cette épreuve est-elle une épreuve de rhétorique ? Non. Est-elle préparée dans un temps dédié ? Non. A-t-elle un programme spécifique : oui, celui de toutes les spécialités, pourquoi ne pas dire de tous les enseignements ? L’oral est-il un contenu ? Non, c’est un mode d’expression. Par qui est-elle préparée ? Les professeurs doivent préparer leurs élèves à cet exercice, spécifiquement en spécialité, alors que les programmes de spécialité ont tous en commun de ne pouvoir être entièrement parcourus du fait de leurs contenus pléthoriques(5).
Ensuite, c’est se demander en quoi elle innoverait, puisque c’est une pièce maîtresse de la réforme de l’évaluation ? Jusqu’à présent quand les élèves me proposent de leur donner les réponses et ensuite pour moi de retrouver les questions, c’était une blague de potache, si on y regarde de plus près, c’est devenu une réalité instituée avec la pompe ridicule du terme « Grand oral »(6). Que faire ? Cela commence par réclamer l’autonomie réelle dont nous disposions pour interroger à l’oral des candidats certes stressés par les enjeux de l’examen, mais préparés à une épreuve orale qui s’adosse clairement sur des questionnements pertinents (ceux des profs) portant sur les contenus de programmes parcourus identiquement par tous les élèves(7). Nous ne devons pas seulement regretter, mais retrouver des épreuves terminales véritablement nationales où sur la base de notre expérience, nous n’avions pas peur de vérifier ce que le candidat avait vraiment assimilé dans l’enseignement secondaire par ses performances écrites et orales. Notre liberté pédagogique contenait l’autonomie d’évaluation. Nous faisions passer de « petits oraux », mais ces derniers étaient tellement plus significatifs sur les exigences de rigueur et de culture que l’on devait associer au premier diplôme de l’enseignement supérieur. Oui, nous devons regretter vraiment les jours de grande solitude où la plupart d’entre nous, nous ne maltraitions pas des candidats, mais leur donnions un rendez-vous pour vérifier leur aptitude à réussir des études supérieures. Et plus encore, je vous invite tous à revendiquer la suppression du « grand zéro » qui a exigé une débauche d’énergie sans égale dans l’histoire des réformes, certainement parce qu’elle devait rester la marque de fabrique d’un grand ministre, qui signait par là son chef d’œuvre en termes de destruction de l’équité devant l’examen. En effet, cette épreuve, au vu de la grille d’évaluation va formidablement avantager ceux qui émergeront en termes de distinction sociale, ce qui est transmis par les familles, qui n’est jamais véritablement le résultat de l’apprentissage scolaire. Passé la première session où notre hiérarchie nous fait passer le message d’une grande mansuétude, ne perdons pas de vue que cette nouvelle épreuve ne sera jamais rien d’autre, du fait de sa forme, une épreuve impréparée, inéquitable socialement et une négation des valeurs professionnelles que nous devons continuer à partager. Que le SNES-FSU se soit fait jusqu’à présent, le devoir d’une « critique constructive » contre un tel machin, me paraît insuffisant. À travers cette épreuve se concentrent toutes les contradictions professionnelles que l’on entend imposer à des fonctionnaires dont on veut, avant tout, réduire la masse salariale, au nom d’un quoiqu’il en coûtera pour l’avenir de notre pays. Cette énergie extraordinaire déployée par la hiérarchie administrative, par les corps d’inspection et in fine, par les enseignants est un gâchis de notre temps et des deniers publics. Nous n’avons pas le droit moral d’obéir à la destruction et la perte de cohérence de notre service public d’éducation. Quel sens conserver à la transmission des connaissances et au façonnement d’un esprit autonome et critique, si nous nous résignons à laisser s’immiscer dans nos pratiques, une évaluation vide de sens, qui pourra devenir dans les sessions à venir banalement injuste, même si pour l’heure elle n’est qu’enrobée du verbiage étourdissant de la niaiserie .
(1) Sauf cette année, où le support réalisé pendant le temps de préparation peut être conservé par le candidat pendant les 5 premières minutes.
(2) Vadémécum à l’usage des membres de jury de Grand oral. Académie de Reims
(3) Cinq critères sont ciblés : qualité orale de l’épreuve-qualité de la prise de parole-qualité des connaissances-qualité de l’interaction et qualité de l’argumentation.
(4) Ainsi qualifié par Gurvan LE GUELLEC dans le N° 2952 de l’OBS, qui une fois de plus produit un article très servile.
(5) Cette année, ce n’est pas tant la demi-jauge (Le fait que les classes viennent au lycée la moitié du temps prévu normalement et restent la moitié du temps à la maison, « en distanciel ») qui nous a empêché de préparer le grand oral, mais l’énormité des programmes devant des classes de plus en plus incapables de les assimiler. Le retour à la normale ne changera rien à cette donne, et il est certain que le Grand oral restera une épreuve plus facile pour les mieux dotés en capital social et culturel extra-scolaire-Ceux que Pierre BOURDIEU désignait comme les détenteurs naturels de la distinction.
(6) Notez que notre ministère n’est jamais pris au dépourvu pour communiquer. Au bac pro, on a créé : « Le chef d’œuvre ».
(7) Nous en sommes actuellement à déclarer les parties des programmes que nous n’avons pas pu faire.